1. Que pensez-vous de l’Afrique indépendante il y a cinquante ans ? Où en est-elle ? Comment voyez-vous son avenir ?
Jusqu’au début des années 1990, les cours des matières premières africaines ont été sujets à une baisse continue sous l’effet des coups de boutoir des spéculateurs occidentaux. Des déficits chroniques en ont résulté dans le passé. Cette tendance a été inversée par une demande soutenue en provenance d’Asie. Le continent détient plus de 10% des réserves mondiales de pétrole et un tiers des réserves de matières stratégiques comme le cobalt. La seule Afrique du sud détient 40% des réserves mondiales d’or Le potentiel agricole du continent est resté quasiment intact. La demande à long terme pour ces ressources ne faiblira pas. La Chine, dont les échanges avec les pays de la région se sont multipliés par cinq depuis 2003, a joué un rôle de premier plan dans cette métamorphose. Cela a encouragé d’autres investisseurs, européens et américains entre autres, à repenser leurs stratégies africaines, notamment en matière d’investissement et de commerce. Des milliards de dollars sont investis et les projections de croissance du FMI pour l’Afrique subsaharienne portent sur 4,7% en 2010 et 6% en 2011.
Ces résultats pourraient représenter un tournant décisif et une chance réelle de doter la région d’infrastructures matérielles et sociales et de susciter un élan global de renouveau. Malheureusement, cette embellie relève d’un climat macro-économique conjoncturel plutôt que d’une gouvernance visionnaire et éclairée. La destination des exportations pourrait avoir changé, mais leur profil – exportation de produits bruts et importation de produits finis- n’a pas varié. Pour que la présente embellie économique se traduise en gains réels de productivité, il est nécessaire que les pays africains s’attachent à renverser cette tendance et à produire de la valeur ajoutée.
2. Après une belle série de croissance, on avait cru à l’émergence du Sénégal.
Mis à par les chocs exogènes, que peut-on reprocher à la politique économique de Me Wade ?
C’est vrai que le que le taux de croissance a été en moyenne de 5% entre 1995 et 2008. Les annulations de dette, une consommation financée par des découverts et des crédits expliquent en grande partie cette situation. Les dynamiques productives de création de richesse – investissement, urbanisation, projets immobiliers, télécommunications, transferts d’argent de la diaspora – ont été détournés de leurs objectifs.
L’investissement par exemple doit est source de création d’emplois et de richesse, de transfert de technologie, de formation, de partenariats. Ce n’est pas le cas dans l’administration Wade. Les quelque cinq cent millions de dollars d’investissement occasionnés par la réunion de l’OCI à Dakar en 2007, ont apparemment été détournés par le biais d’adjudication de marchés parcellaires et opaques. Au final, des individus se sont enrichis et le pays s’est appauvri. Quand Wade décide de dépenser des milliards de francs à la construction d’une statue, c’est pour donner le marché à des Coréens.
L’urbanisation a été un facteur de croissance partout dans le monde en donnant naissance à des projets d’adduction d’eau, d’assainissement, de routes, d’écoles, de développement immobilier, d’hôpitaux, et d’un secteur informel dynamique. Cela n’a pas été le cas au Sénégal où l’urbanisation a entrainé une colonisation sauvage de zones marécageuses et des inondations récurrentes. Les projets immobiliers ont fait place à des projets annoncés d’achats de maisons préfabriquées à l’étranger, ce qui va entrainer une exportation de devises au lieu de participer à la création de richesses internes. Les télécommunications constituent un levier de croissance remarquable que convoiterait tout gouvernement soucieux des intérêts de ses administrés. Au Sénégal, on brade la Sonatel, la succursale de la multinationale française: Orange. Les transferts d’argent des immigrés représentent l’une des premières sources de financement du développement du pays. Pour l’exécution de ces transferts, le Sénégal n’hésite pas à signer des contrats d’exclusivité avec les banques et les sociétés de transfert d’argent comme Western Union et …., ce qui grève ces fonds de taux usuraires d’envoi et limite grandement l’ accès des bénéficiaires aux services financiers et leur capacité à effectuer des investissements productifs.
3. L’Energie est au centre de cette perte de croissance, selon les économistes. La réforme qui envisage de scinder la SENELEC en 3 entités est-elle la bonne réponse ?
La production d’énergie est au cœur de toutes les activités économiques d’un pays. Son importance en fait un secteur stratégique. La question qui se pose aux Etats n’est pas la fragmentation de ce secteur, mais plutôt son statut juridique : doit-il relever du public ou du privé. Compte tenu de l’importance du montant des investissements en cause, la privatisation du secteur est de plus en plus à l’ordre du jour. Le Nigeria y voit la solution à son problème de production et de distribution d’électricité. Donc la décision de scinder en trois entités la SENELEC répond plus à la perpétuation de l’adjudication de contrats parcellaires et de gabegie qu’à un souci de rentabilité et d’efficacité.
4. Avec le chômage ou même le sans emploi, il est fréquent d’entendre nos jeunes dire qu’ils « sont nés retraités ». Est-il exagéré de parler de générations sacrifiées ?
Les générations sacrifiées ne datent pas d’aujourd’hui. Souvenons-nous de ce qu’on appelait les maitrisards et des programmes de réinsertion qui leur ont été dévolus au cours des décennies. Les élites africaines n’ont jamais eu à cœur le développement et la création d’emplois et de richesse. Sinon, comment peut-on expliquer que les populations d’un pays comme la Guinée Equatoriale soient démunies. Le pays engrange plus de 3 milliards de dollars rien qu’en recette pétrolière alors qu’il ne compte que 680 000 habitants. Il en va de même du Gabon qui ne compte que 1,2 millions et dont les dirigeants, les Bongos, figurent parmi les fortunes les plus colossales du monde. Wade et sa clique relèvent de la même engeance. Tant que cette conception prédatrice de l’exercice du pouvoir perdurera, la situation des jeunes ira de mal en pire. C’est donc à eux qu’i l appartient, comme le président Obama leur a conseillé dans son discours d’Accra en 2009, de prendre leur destin en main, de participer activement dans le choix de leurs dirigeants et de leur demander des comptes.
5. Le CFA est arrimé (par ricochet) à un Euro instable. Doit-on craindre une autre dévaluation ? Si oui, que peut-on envisager comme conséquences ?
Pour répondre à cette question il faut rappeler les mécanismes qui ont présidé à la création et au fonctionnement du franc CFA. La France s’est portée garante de la convertibilité de cette monnaie en franc français puis en euro et de sa libre circulation à condition que les pays de la zone franc déposent 65 % de leur réserves étrangères dans un compte spécial ouvert au Trésor français. Un régime de contrôle des changes institué en 1993 limite le libre flux des capitaux à la France uniquement. La fuite massive des capitaux vers l’hexagone qui en a résulté a rendu les économies des pays de la Zone Franc exsangues, elle a érodé leur compétitivité, et remis aux calendes grecques leur processus d’industrialisation. Au plan commercial, le modèle d’échanges retenu entre la France et ses anciennes colonies reprend les dispositions du pacte colonial qui garantit à la France et à ses compagnies un approvisionnement en matières premières à des cours prédéterminés. En revanche, ces pays ont démantelé les structures fédérales qui les unissaient sous l’occupation française ; ils ont érigé des barrières commerciales entre eux, et entériné la décision française prise en 1993 de rendre interchangeables les francs CFA émis par les deux banques centrales sous-régionales, la BCEAO et la BEAC.
De surcroit, le franc CFA est ancré à l’Euro à une parité fixe artificiellement surévaluée. Ceci est à l’origine des déficits structurels chroniques qui ont conduit à la dévaluation massive de 100 % du Franc CFA de 1994. Les mêmes causes entrainant les mêmes effets, il est tout à fait compréhensible que les esprits appréhendent nouvelle dévaluation qui entrainerait une hausse des importations, des prix, des encours de la dette et de la pauvreté.
Propos recueillis par www.rewmi.com