Les visites de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal au Sénégal s’inscrivent dans le calendrier électoral français où tous les deux sont candidats à la magistrature suprême de leur pays. Le premier est de droite et la seconde de gauche. A l’approche des échéances électorales françaises, il serait opportun de rappeler que tous les gouvernements français, qu’ils aient été de droite, de gauche ou du centre, ont adopté la même politique à l’égard des anciennes colonies d’Afrique noire de la France.
En dépit de l’accession à l’indépendance de ces pays, il y a plus de quatre décennies, cette politique reste fondée sur l’assomption que la France détient des droits exclusifs sur ses anciennes possessions regroupées au sein de la zone franc. Cette croyance est validée par des dirigeants et une élite qui avalisent les relations politiques et économiques privilégiées qu’entretiennent les pays de la zone franc avec la France et qui s’articulent autour d’une monnaie : le franc CFA. Il constitue l’instrument avec lequel la France exerce sa domination dans la conduite des affaires de ses anciennes colonies d’Afrique noire. Et si la France est le premier partenaire commercial de l’Afrique, en tête de la Chine, des Etats-Unis et de l’Angleterre, elle le doit particulièrement à cette tutelle.
Au lendemain des indépendances, ces anciennes colonies, à l’exception de la Guinée et du Mali (provisoirement) ont résolu de rester sous le giron de la France dans la zone franc. En contrepartie, les pays membres de la zone franc ont tous été tenus de déposer 65% de leur réserves de change sur un compte du Trésor français. La France jouit en plus d’un droit de veto dans la gestion des banques centrales chaque fois que ce compte accuserait un solde débiteur.
Le choix de conserver le franc CFA aurait pu s’expliquer si les pays concernés avaient choisi de conserver les structures fédérales dans lesquelles ils opéraient sous le régime colonial. Au lieu de cela, ils se sont employés à les démanteler et à ériger des barrières douanières entre eux. Les conséquences s’en sont révélées désastreuses non seulement pour les pays de la zone franc, mais aussi pour celles des autres pays de la sous-région.
A l’intérieur de la zone franc, les structures de production et les circuits financiers, orientés vers l’exploitation et la consommation et non l’investissement productif, ont donné naissance à un environnement politique, économique et social impropre au développement.
En l’absence d’échanges commerciaux entre les pays africains membres de la zone franc, la masse monétaire en circulation se mesure à l’aune des seuls échanges entre la France et ses alliés africains, si l’on exclut les transferts des travailleurs émigrés, le rapatriement des capitaux spéculatifs et les décaissements des bailleurs de fonds.
Dans un tel contexte, les taux d’intérêt demeurent toujours élevés. Le secteur industriel, dominé par des firmes françaises, n’est pas compétitif. Il ne doit sa survie qu’aux subventions de la France, aux largesses des banques centrales en matière de réescompte et à l’existence d’un marché protégé. Les entrepreneurs locaux sont sevrés des financements à moyen et long terme dont ils ont besoin pour prospérer par un secteur bancaire monopolisé par les banques françaises, qui n’octroient que des crédits à court terme pour le financement des importations d’hydrocarbures, de denrées alimentaires et autres produits de consommation. Pour faire bonne mesure, la fuite des capitaux en direction de la France, que nulle mesure ou réforme ne tente de juguler, constitue une véritable hémorragie.
Un volume de transactions substantielles entre les pays africains membres de la zone franc aurait pu, un tant soit peu, compenser ces déséquilibres. Il n’en est rien. Les échanges commerciaux entre ces pays, déjà fragilisés à l’extrême, vont subir les effets négatifs des mesures de contrôle de change mis en place en 1993. Consécutivement à ces mesures, les francs CFA émis par les pays d’Afrique de l’ouest et ceux émis par les pays d’Afrique centrale, autrefois interchangeables, ne le sont plus. Et pour réduire les coûts jugés trop élevés par les autorités françaises de cette exploitation institutionnalisée, le franc CFA, dont le taux de change était demeuré fixe de 1948 à 1993, est massivement dévalué de 100% en 1994, bien qu’auparavant, la France ne consacrait pourtant que 1,26% de sa masse monétaire pour maintenir un dispositif qui lui procurait nombre d’avantages : approvisionnement peu onéreux en matière première, destination unique des capitaux en exil qui financent une bonne partie de son déficit budgétaire, influence politique indéniable, bases militaires de première importance stratégique, etc..
Les conditions économiques et sociales, déjà peu reluisantes avant la dévaluation, ont subi une détérioration consécutive à l’accroissement du chômage, au renchérissement du coût de la vie, à la recrudescence de la misère, à l’insécurité grandissante et aux risques d’implosion comme en Côte-d’Ivoire. Pour parachever le processus d’accaparement et de paupérisation, les programmes de privatisation des actifs nationaux n’ont été, en réalité, du fait même de l’érosion de leur valeur, que des liquidations au profit de firmes étrangères, principalement françaises.
Les stratégies d’intégration économique prônées depuis plus de quatre décennies par la France et ses alliés ne pouvaient qu’être vouées à l’échec. Ce fut, en effet, une grande aberration que de greffer une politique d’intégration économique sur une union monétaire préconçue. Les préalables indispensables à la viabilité d’une union monétaire ont été tout simplement méconnus : existence d’un marché et d’un gouvernement uniques. Ce sont sur des structures fédérales que reposent le dollar américain et le naira nigérian. La fragilité et l’incapacité de l’euro à prétendre au statut de monnaie de réserve internationale sont dues à l’absence d’une des conditions précitées, à savoir l’unité politique de ses Etats membres.
Le franc CFA remplissait les conditions tant que les colonies françaises opéraient au sein de deux fédérations, celle d’Afrique de l’ouest et celle d’Afrique centrale, sous la houlette de deux gouverneurs officiant comme les présidents de ces fédérations. A leurs indépendances, quand les pays concernés ont érigé des barrières douanières entre eux et mis fin à leur unité politique, le maintien du franc CFA ne représentait plus qu’un montage artificiel qui obéissait à la politique et non à l’économie et à la finance.
Il y a urgence à abroger le franc CFA ou à le réformer. C’est une condition préalable à tout espoir d’arrêter le cycle infernal de dislocation sociale et de flambées de violence qui caractérise la vie dans les pays de la zone franc. La seule raison du maintien de la zone franc réside dans la connivence qui existe entre la France et les élites qui gouvernent ses anciennes colonies à seule fin de piller les états de la zone franc. L’urgence d’abroger ou de réformer le franc CFA est une condition préalable à tout espoir d’arrêter la descente aux enfers qui est le lot des pays de la zone franc. Si la francophonie, à l’instar du Commonwealth, est un forum adéquat de débats pour des partenaires que lie l’histoire, la zone franc est, en revanche, une relique coloniale dont il est impératif de se défaire pour que la phase de reconstruction et de développement, qui aurait dû commencer au début des années 1960, puisse enfin démarrer dans les anciennes colonie françaises.